mercredi 22 août 2018

DOOL Fiction. L'incroyable univers de Diane Ottawa et d'Olivier Lelong.

Olivier Lelong et Diane Ottawa forment DOOL Fiction, un duo d'artistes qui manie photographie, illustration et plasturgie avec une passion exaltante et une richesse inouïe. Leurs œuvres, sombres et même effrayantes, interrogent, interpellent et fascinent. Ils abordent la sexualité, les corps, la peur et les fantasmes en créant leur propre langage, éloigné des tabous occidentaux habituels.

C'est un immense honneur pour moi d'avoir eu la chance d'interviewer ces deux artistes que j'admire énormément. Je les avais approché pour la toute première fois dans le cadre de mon article sur l'érotisme qui avait été publié sur mon blog version Rue89Strasbourg, Rock This Town, où ils figuraient aux côtés d'autres grands artistes. 

Je leur donne ici plus longuement la parole dans une interview intime et intense.

DOOL Fiction
Olivier Lelong et Diane Ottawa
Dans certaines de vos œuvres on trouve une forme d’érotisme extrême, avec des corps en sang, souffrants, ... Tout d’abord, considérez-vous vos œuvres comme des œuvres érotiques ? Et puis, qu’est-ce qui vous intéresse dans la création d’univers si sombres et inquiétants ? 
Savoir si nos œuvres sont érotiques est une question plus complexe qu’il n’y paraît. Si utiliser le corps et le nu comme matériau dans notre art suffit à définir nos œuvres comme érotiques, alors oui elles le sont. 
Il est vrai aussi que nous sommes de plus en plus sollicités dès qu’il s’agit de participer à des expositions sur l’érotisme. 
Mais parfois nous ne sommes pas toujours compris, nos images ne produisent pas forcément l’excitation sexuelle attendue par le (grand) public ou les amateurs d’art érotique, mais nous travaillons de façon consciente sur cette frustration.  
Ce modus operandi est finalement assez cohérent dans notre sensibilité artistique. Dans un érotisme « convenu », il y a la promesse éclatante du corps idéal, attractif, retouché, joyeux, lumineux, presque publicitaire ; avec nos images, le regard se heurte à toutes sortes de désillusions. 
L’art contemporain a tendance à vouloir déconstruire les mythes, il est important pour nous de faire jaillir dans certaines strates de nos créations, le pessimisme, le drame, la noirceur de l’humanité. 
Ce sont des oxymores, à l’image des corps idéalisés répond le génocide, nous exerçons peut-être inconsciemment une sorte de devoir de mémoire. 
"Opuscule d'or". DOOL Fiction.
Diane Ottawa et Olivier Lelong.


Il y a beaucoup de références au BDSM dans vos oeuvres, qu'est-ce qui vous attire dans cette grande diversité de pratiques ?
En ce qui concerne le BDSM, c’est d’abord un ingrédient de notre sexualité qui est une affaire privée, ensuite vient un questionnement sur sa représentation dans notre travail que nous espérons rendre la moins attendue possible.  
Il y a quelques années, les représentations du BDSM étaient considérées comme « underground » ; aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas si on considère sa forme vulgarisée dans le commerce et le spectacle. Que ce soit le BDSM à l’américaine ou le Kinbaku, sa diffusion de plus en plus large, transforme sa philosophie en un produit de consommation qui tombe progressivement dans le mainstream.  
Il y a peut-être des points positifs à cela, lutter contre l’usure et l’ennui qui s’installent dans les vieux couples, peut-être aussi développer des axes de la libération sexuelle et démonter certains tabous. Mais jouer les sexologues n’est pas notre rôle, en tant qu’artistes nous préférons en donner une version moins directe, sublimée.  
Ce qui se joue entre nous en termes de philosophie de domination, vient d’abord de notre relation initiale de maître à élève (ici dans le sens élevé). C’est une mise en pratique d’un concept initial de la table d’émeraude, « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas », la soumise n’est pas sujette à des formes de dégradations, au contraire elle est à l’image de son maître et le maître à l’image de sa soumise, ils peuvent ainsi s’élever mutuellement.  
Dans notre pratique de vie et d’art, l’idée est aussi de transformer la douleur qu’elle soit physique ou psychique, de lui donner une consistance formelle.  
C’est dans cette signature peut-être « sombre et inquiétante » que Diane et moi nous nous sommes trouvés, nos sensibilités (voire ultra-sensibilités) sont identiques, avec une vision assez ying-yang, pas d’ombre sans lumière et l’inverse. Nous essayons d’être conscients de cela, dans les choix de nos sujets ainsi que dans de nos choix de mediums, le dessin, la photo… il faut noircir des surfaces, par des pigments, par nos mains ou par la technologie, pour modeler la lumière et lui donner une forme et un sens.  
Après il nous faut bien reconnaître que notre sensibilité nous amène à trouver du beau là où d’autres trouvent de l’horreur et qu’il est difficile de savoir vraiment pourquoi nous avons ces préférences. 
"Face cachée de la lune". DOOL Fiction.
Olivier Lelong et Diane Ottawa.


La culture et l’art japonais inspirent beaucoup de vos œuvres, notamment avec le shibari, d’où vient votre intérêt envers cette culture très riche et cet érotisme assez différent de celui « occidental » ? Y a-t-il des artistes japonais qui vous séduisent particulièrement ? 
En dehors des mangas qui ont une influence générale dans l’inconscient collectif, c’est une culture du Japon peut-être plus pointue qui nous a rapprochés progressivement lorsque nous étions encore dans un rapport d’étudiante à professeur.  
Avant de suivre mes cours en réalisation 3D à la MJM de Strasbourg, Diane a été en licence en Langue, Littérature et Culture Japonaise (LLCE) à l’Université de Strasbourg. Quant à moi je m’intéresse à la culture underground japonaise depuis la découverte du Butoh, de la musique expérimentale et de l’eroguro depuis la fin des années 80 et j’ai commencé à m’inspirer d’images de shibari dans mon travail depuis 2004.  
En 2015 nous avons, sans nous être concertés tous les deux, travaillé au même moment sur l’œuvre de Hokusai, « Le Rêve de la femme du pêcheur ». Après cette troublante coïncidence, nous avons commencé à échanger sur nos affinités envers la culture japonaise, à travers le shunga, l’ukiyo-e, le cinéma, les mangas et l’eroguro.  
Ce qui nous fascine entre autres, c’est le fossé qu’il y a entre la culture occidentale et celle du Japon. Les relations aux tabous et la perception du bien du mal sont très différentes. Cela donne une liberté d’expression a priori plus débridée et nous permet de requestionner notre créativité et nos repères.  
Quant au shibari, c’est quelque chose que nous pratiquons dans nos jeux, ensuite cela peut se transformer en mise en scène. Les cordes sont des accessoires qui ont une esthétique qui nous parle, qui nous donne la possibilité de fragmenter, de contraindre, de restructurer les axes naturels du corps.  
Lister des artistes japonais qui nous séduisent, la liste risque d’être très très longue. De manière un peu pêle-mêle, les classiques Yoshitoshi, Hokusai, les contemporains, Shintaro Miyake, Hisashi Tenmouya, Oscar Olwa, Atsushi Fukui, Tomoko Konoike. 
Des musiciens, Keiji Heino, Otomo Yoshihide, Tenko, Yoshida Tatsuya, Yamatsuka Eye, Masami Akita, Hoppy Kamiyama, Sachiko M. 
Des auteurs littéraires et graphiques, Mishima, Shuji Terayama, Edogawa Rampo, Suehiro Maruo, Ushio Saeki, Takato Yamamoto, Shintaro Kago, Yuji Moriguchi, Kiyoaki Kanai, Atsushi Sakai, Junji Ito, Akinoh Kondo, Yoshitomo Nara, Wakamtsu Kôji, Ryu Murakami, Chiho Aoshima, Junko Mizuno, Hideo Nakata, Daikichi Amano, Nobuyoshi Araki, Kiyotaka Tsurisaki, Ken-Ichi Murata, Makoto Aïda, dans le buto évidemment Hijikata Tatsumi, Kazuo Ohno, Ushio Amagatsu, Carlotta Ikeda, Uno Man, Akaji Maro, etc … On en oublie plein.  
Il nous faut noter que certains de ces auteurs ont également été influencés par des auteurs et artistes européens de l’expressionnisme allemand, comme Fritz Lang, Robert Wiene, Valerska Gert, Kurt Joos … en passant par le surréalisme et l’érotisme français, Georges Bataille, André Breton et Antonin Artaud et en poussant un peu dans l’histoire des inspirations expressionnistes on revient en Alsace avec l’incontournable Grünewald. 

"Titiller le cadavre". DOOL Fiction.
Diane Ottawa et Olivier Lelong.


Vous réalisez des œuvres également plus intimistes, où vous vous mettez en scène, par les dessins ou les photos d’écolière par exemple, dans ces « fictions d’artiste », réfléchissez-vous aux sphères public/privé et à l’exhibitionnisme/voyeurisme ou est-ce quelque chose qui ne vous concerne pas ? 


C’est difficile de ne pas se préoccuper des liens entre le public et le privé dans une activité artistique, d’exhibitionnisme quand notre couple devient une source de créativité et de voyeurisme quand on fait de la photographie.  
Nous essayons de mettre à profit nos complémentarités et pluridisciplinarités professionnelles (dessin, motion design, 3D, photographie, sculptures, …), en créant un monde à notre image où nous pouvons projeter nos drames psychologiques, scénariser notre relation de manière codée ou emphatique.  
En amont, nous avons une approche inspirée des « process » alchimiques, certaines de nos fictions sont dénommées opuscules (petites œuvres vs grandes œuvres) où la materia prima (ou motte obscure, chaos originel) provient de nos ressentis, de ce qui nous traverse, ce qui nous construit, de nos différences de sexe, de nos différences d’âge (plus de vingt ans). 
Finalement dans nos séries d’œuvres nous essayons de construire notre mythologie et ce n’est pas un problème de conserver des limites troubles sur les limites de la réalité et la fiction.  
Par exemple, dans la série du loup et de l’écolière dessinée par Diane, le studium (terme « barthien », c’est à dire ce que nous tentons de mettre consciemment dans nos projets) est composé de nos rapports de maître à soumise et historiquement de professeur à élève. Mais il y a les histoires dans les histoires, vraies ou fausses.  
Il s’agit donc d’un meurtre, symbolique, tendre, violent où je suis représenté en loup meurtrier et Diane en écolière victimisée, où les perforations de la lame de mon couteau dans son corps sont un meurtre symbolique. Je t’aime, je te tue, mais je te transforme et en te transformant sous les coups de ma lame tu deviens ma création, celle qui va me survivre en tant qu’œuvre d’art. 
Toute information opère par une forme de pénétration dans un corps pour le transformer.  
On pense souvent à Hijikata Tatsumi et son élève Yoko Ashikawa, qui incarnait dans sa chair les paradigmes de son maître.  
Tout cela peut paraître un peu grandiloquent, mais on a un peu de mal à être légers avec nos terrains dépressifs et suicidaires. 
"Policia Local". DOOL Fiction.


Masques, seins en « armure », peintures, par vos œuvres très réfléchies et scénographiées, vous semblez effacer l’humain ou vouloir transformer les corps entre poupées et monstres. Êtes-vous également intéressés par une réflexion sur les corps ? Pourquoi montrer ainsi des scènes qui sortent en tout point de l’ordinaire ? Il n’y a qu’un dessin que j’ai vu sur Instagram qui s’inscrit dans un « moment quotidien », c’est celui avec une femme de dos assise dans une baignoire. 

C’est une position importante pour nous et surtout pour moi dans la photographie. Utiliser le corps ou l’humain et le transformer est assez naturel quand celui-ci devient un élément d’une narration. C’est aussi une manière de souligner l’utilisation à contre-emploi de l’appareil photo et de sa pseudo réalité documentaire. La théâtralité, les arts plastiques sont des additifs aux corps des modèles que nous sommes et avec lesquels nous travaillons ; dans ce cadre, les monstres font leur apparition de manière naturelle.  
Un monstre c’est un être qui combine deux formes d’existences antagonistes, par exemple une sirène qui est une moitié de femme et de poisson. Un personnage de fiction peut être considéré comme un monstre, à demi ce qu’il était et à demi cet « autre » qu’il est devenu par le truchement d’accessoires, il est ainsi prêt à jouer son rôle, à incarner.  
Nous essayons d’avoir une réflexion sur le corps, la plus profonde et la plus personnelle possible. En ce qui me concerne, le parcours initiatique a été long, danse (une mère professeur de danse), un peu d’arts martiaux, beaucoup de yoga, l’apprentissage de l’anatomie et l’illustration médicale à la HEAR et la Faculté de Médecine de Strasbourg, un projet d’étudiant développé pendant des années à l’IRCAD/EITS (European Institute of TeleSurgery) qui a débouché sur une des plus importantes encyclopédies médico-chirurgicale interactive mondiale, websurg.com.  
J’ai également suivi pendant une période des artistes burlesques dans différents cabarets, notamment l’équipe de Cabaret Bizarre et du Cabaret Rouge (qui a malheureusement arrêté ses activités), où les corps des performers produisent toutes sortes d’auto-mutilation.  
La liste de tout ce que j’ai pu observer comme transformation du corps de mes modèles en tant que photographe et vidéaste serait un peu longue à décrire.  
Quant à Diane, après son BAC S et avant de se lancer dans ses études LLCE, elle a fait un an d’études en biologie et voulait orienter ses études vers la médecine légiste ou l’éthologie (étude du comportement animalier) ; du fait de cet intérêt elle reste encore aujourd’hui dans la militance pour la cause animale et s’intéresse aux théories antispécistes. 
Dans son cursus finalement c’est l’influence des mangas, films d’horreur japonais et des jeux vidéos qui l’ont poussé à étudier cette langue et rejoindre finalement la section de 3D et jeux vidéo où a commencé notre histoire.  
Mais pour revenir à ce qui se passe dans DOOL, le corps pourrait approximativement s’apparenter aux corps présents dans les tragédies grecques, traversés par des flux divins ou émotionnels, le corps perd son identité initiale pour en trouver d’autres. Corps de l’amant, corps défunt, corps-signe, corps-machine, corps-sémantique, corps-animal, corps-rhizome et peut-être même corps-quantique, puisque il est possible que nos atomes voyagent de corps en corps dans l’espace et le temps. 
Ce qui expliquerait le côté crochu de certains atomes et des nôtres en particulier.  
Il est possible que de vouloir évacuer l’ordinaire dans nos créations provienne d’une certaine forme de pudeur ou de schizophrénie. Nous vivons assez la réalité et voulons laisser à notre public le soin de vivre la sienne, nous n’avons pas de vérité ni même vraiment de message à transmettre. De ce constat, notre travail consiste à matérialiser, par nos pratiques artistiques, notre sensibilité et notre singularité, ce que nous ne pouvons pas voir, ne pas vivre.  
Pour Francis Bacon, il fallait que ses œuvres soient le plus artificielles possible, encore une fois nous ne sommes ni dans l’image documentaire ni dans le photo-reportage.  
Pour le dos dans la baignoire, nous étions effectivement à la fin d’une séance photo assez compliquée. Dans ce contexte, il nous est revenu le travail de Bonnard et ses séries sur les baignoires.  
Diane s’est emparée de cette idée pour en faire un dessin en hommage au regard de l’artiste sur sa muse pendant ce moment de douceur et d’intimité. 

De maître à soumise. DOOL Fiction.
Diane Ottawa et Olivier Lelong.
 Pour suivre ces artistes, rendez-vous sur :
-l'Insta de DOOL Fiction
-l'Insta de Diane Ottawa
-l'Insta d'Olivier Lelong


"Titiller le cadavre". DOOL Fiction. Olivier Lelong et Diane Ottawa.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire